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Chapitre 10

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Aelis n’était pas restée longtemps au bar après le départ d’Anabel. Si cette dernière l’avait acceptée et lui avait offert son amitié, c’était loin d’être le cas de tous les autres habitants de Maashì. Ils étaient encore nombreux à ne pas la croire quant à ses origines et la traiter de menteuse. Ça pouvait se voir au simple regard qu’ils lui avaient lancé quand elle était entrée dans le bar où elle avait semé la zizanie une année auparavant, accompagnée de Mewann. Elle avait reconnu certains visages, comme celui du maa aux grosses lunettes, qui avait été l’un des plus sceptiques et qui le restait encore aujourd’hui, ou encore le pùca qui avait confirmé son nom de famille, et qui avait été le seul à lui sourire. Elle savait que lui et Mewann allaient chasser ensemble, quand ils se transformaient respectivement en renard et loup.

Ces regards, Anabel les avait chassés d’un mouvement de poignet, ajoutant de sa voix qu’elle s’en fichait, mais Aelis eut bien du mal à les affronter une fois seule. Elle avait laissé son verre à moitié vide sur le comptoir et avait quitté la pièce, se retrouvant dans la fraîcheur de la nuit.

 

Ici, les saisons n’étaient pas les mêmes que celles qu’elle avait connu. L’été ne précédait pas toujours l’automne, et l’hiver n’arrivait pas forcément après. D’aucun diraient qu’il n’y avait pas de saison ici, parfois il faisait chaud, si chaud que c’en était à peine supportable, puis deux semaines plus tard, les températures baissaient tellement qu’il se mettait à neiger. Aelis n’y était toujours pas habituée, même si cloîtrée chez elle, ces changements abrupts ne lui faisaient pas grand-chose.

Ces derniers jours, la météo pouvait laisser penser à une fraiche saison d’automne, alors elle avait troqué ses chocolats glacés contre des chocolats chauds. Mewann se moquait d’elle quand il la voyait faire, et elle se contentait de lui lancer un regard mauvais, avant de remonter dans sa chambre.

Les deux colocataires forcés ne se parlaient toujours pas et le loup s’en était accoutumé. Il attendrait qu’elle fasse le premier pas quand elle serait prête. En attendant, il traînait avec le seul pùca du monde intermédiaire, et cette unique socialisation lui convenait parfaitement. Il avait souvent eu l’habitude d’être seul, dans son monde d’origine, ou quand il s’était retrouvé subitement banni. Et il était un loup. C’était dans sa nature d’être solitaire.

Un frisson parcourut tout le corps d’Aelis quand le vent se leva, et elle décida de rentrer chez elle. Elle ne savait pas quoi faire, seule en ville. Et avec un peu de chance, Mewann serait de sortie et elle aurait la maison pour elle seule.

- Aelis ?

Elle n’avait décidément pas de chance. Car en plus d’être là, il l’appelait. Normalement, il l’observait aller jusqu’aux escaliers et disparaître, sans dire un mot.

- Quoi ? finit-elle par lâcher cependant.

- Je peux te parler deux secondes ? hésita-t-il.

 

Ça ne lui ressemblait pas vraiment, d’être aussi hésitant. Comme s’il avait peur de ce qu’il allait lui dire. Peur de sa réaction.

- Vas-y, dépêche-toi, accepta-t-elle en croisant les bras contre sa poitrine.

- Tu devrais peut-être venir t’assoir, dit-il simplement sans en dire plus.

Il se tenait immobile, les yeux vers le sol, complètement soumis à la décision de la sorcière.

Elle fronça les sourcils, de plus en plus inquiète. Mais elle n’osait pas imaginer quel genre de nouvelles il voulait lui annoncer. Elle s’approcha à contre-cœur et s’installa en face de lui. Cela lui semblait être une éternité depuis la dernière fois qu’elle s’était assise là, devant lui. C’était une chose qu’elle détestait. Elle avait appris beaucoup trop de mauvaises nouvelles autour de cette table. Elle n’était pas prête pour qu’une s’ajoute aux autres.

- Dépêche-toi.

Il soupira longuement, s’humecta les lèvres, vraisemblablement mal-à-l’aise. Il regarda ailleurs, évitant le regard insoutenable de la jeune sorcière, passa une main dans ses cheveux, frotta ses yeux. Tous les signes de l’hésitation. Aelis les connaissait bien. Même si elle n’avait pas beaucoup côtoyé le loup durant leur séjour ici, elle avait cependant appris à le connaître, durant leurs courtes entrevues.

- Mewann ! s’impatienta-t-elle.

- Ton frère est mort ! lâcha-t-il soudainement, n’y tenant plus, incapable de l’annoncer autrement.

Le visage d’Aelis se figea. Elle semblait comme éteinte, ses yeux ne laissaient rien transparaître, ils n’étaient même pas humides, ses lèvres ne tremblaient même pas, elle ne sanglota pas, ni n’hurla. Elle cessa tout simplement de vivre.

 

Cette fois-ci, le loup cherchait à croiser son regard, à y déchiffrer quelque chose, mais à chaque fois qu’il parvenait à l’attraper, elle le détournait. Et elle restait si désespérément silencieuse. Mewann en avait froid dans le dos.

- Aelis, dis quelque chose, je t’en supplie.

Désespérément silencieuse.

- Aelis !

Quand elle releva le visage, enfin, des larmes roulaient sur ses jours, ses lèvres tremblaient sans qu’elle ne pût en avoir le moindre contrôle, son souffle se bloquait dans sa gorge, elle voulait parler, hurler, mais rien, elle ne pouvait rien dire.

- Aelis, je suis désolé, je…

Le jeune homme ne savait comment réagir. Il s’était pourtant préparé à cette situation depuis leur arrivée ici, parfaitement conscient que Ludovic mourrait tôt ou tard, mais les choses lui paraissaient bien différentes maintenant qu’elles se déroulaient dans la vraie vie. Il ne savait pas s’il devait se lever et aller la voir, la prendre dans ses bras pour la consoler, ou s’il devait rester éloigné, l’observant pleurer avec une certaine gêne.

- Emmène-moi vite à son enterrement, renifla-t-elle enfin.

Mewann hésita quelques secondes, et qui agaça Aelis.

- Emmène-moi vite, Mewann, je risque de le rater, avec ce putain de temps qui passe plus vite là-bas ! s’emporta-t-elle.

C’était la colère qui parlait à sa place, mais le loup pouvait comprendre. Lui aussi avait été en colère, autrefois.

- Que si tu me promets de ne pas te faire voir.

- Oui, oui, marmonna-t-elle.

- Aelis ! Promets-moi ! Correctement !

- Je te le promets. Mais je t’en prie, dépêche-toi, je ne veux pas le rater.

 

Il faisait un temps splendide, comme si le ciel heureux se moquait de son désespoir. Dans son cœur se déchaînait une tempête. Bientôt sa joie coulerait dans l’océan de larmes de son cœur. Elle venait de perdre la seule personne qui avait toujours compté pour elle, depuis sa naissance. Son petit frère. Elle lui avait survécu en s’éloignant de lui, dans un monde qu’elle ne pouvait aimer malgré son style.

Tous ces gens présents ce jour-là, des connaissances qui avaient vieillies, des enfants qui étaient nés, des inconnus rencontrés au fil de la vie, tous, elle leur survivrait. Elle n’avait plus de place parmi eux.

 

Pourtant de loin, elle voyait où aurait dû se trouver sa place. Elle était là, auprès du cercueil, auprès de la famille proche. Mais elle ne pouvait y être. Tout le monde la croyait morte. Et elle avait promis. Correctement.

Une petite fille commença à geindre et sa jeune mère lui lança un regard qu’une mère ne devrait pas lancer à son enfant. Elle ne tenait même pas la main de la petite.

Elle devina sans mal que la petite n’était autre qu’une muse, et que sa mère était la fille de Ludovic et Erato, sa nièce qu’elle n’avait jamais vue. Sa nièce à qui elle devrait prendre des pouvoirs d’une façon qui lui était inconnue. Elle ne savait pas ce que qu’elle devait faire avec les muses et elle ne voulait pas le savoir. Mewann n’en savait rien non plus.

Lewyn lança un regard en coin à l’enfant, un regard bienveillant. Ses traits étaient tirés, vieux, des fils argentés couraient dans ses cheveux éclaircis par les années, elle ne lui ressemblait presque plus. Elle était jeune, il était vieux. Ils n’étaient plus des jumeaux.

Mais il restait tout de même jeune. Il n’avait pas plus de soixante ans. Pourquoi Ludovic était-il mort aussi jeune ? Pourquoi n’avait-il pas attendu encore un peu, le temps qu’elle apprenne le voyage entre les mondes, qu’elle puisse le voir à nouveau, vivant.

Son frère tenait par le bras une élégante femme, son âge sans doute, mais beaucoup moins ravagée par le temps. Un sourire triste se fraya un chemin à travers les joues de la jeune intruse. Enfin, elle voyait qui était la copine de son frère distant, devenue sans doute sa femme maintenant. Le temps où elle l’agaçait à ce propos lui semblait si lointain. Pourtant pour elle, il ne s’agissait que de quelques mois. Pour les autres, des décennies s’étaient écoulées, durant lesquelles tant de choses s’étaient produites, tant de choses dont elle ignorait tout. Qui étaient tous ces gens dont elle ne connaissait pas les visages, quand son frère les avait-il rencontrés ?

On referma bientôt la tombe et les plus lointaines connaissances commencèrent déjà à quitter les lieux, repartant à leurs vies. La jeune muse ne tarda également pas à quitter les lieux, accompagnée du reste de sa famille.

Erato n’était pas présente, remarqua la sorcière. Pourquoi Erato n’était-elle pas présente pour l’enterrement de son compagnon ?

Bientôt, seuls Lewyn et sa femme restaient auprès de la tombe, le visage tourné vers le sol, dépités. La femme souffla des paroles dans l’oreille de son mari, sans aucun doute des paroles réconfortantes, qu’il prit avec un sourire, puis elle le laissa seul avec lui-même, seul avec ce bout de terre sous lequel reposait son défunt frère. Cachée derrière le mausolée, Aelis n’avait envie que d’une chose, se ruer sur lui et l’étreindre comme jamais elle ne l’avait fait. La rassurer, lui dire qu’elle était là, toujours là, qu’il n’était pas le dernier des triplés en vie.

 

Ses lèvres bougèrent, mais d’où elle se trouvait, elle ne pouvait discerner ce qu’il prononçait. Elle le vit s’accroupir et tendre une main par-dessus la stèle, sans doute pour arranger les quelques fleurs déjà présentes. Puis d’un bond il se releva, avant de quitter lui aussi l’endroit avec un dernier regard, rempli de larmes.

La jeune femme s’assura que ni son frère, ni aucun des autres ne se trouvaient encore là et quitta sa cachette pour s’avancer d’un pas hésitant vers la tombe de celui qui avait tant signifié pour elle.

Elle ne voulait pas croire qu’il se trouvait maintenant là-dedans, sans vie, totalement immobile et silencieux. Un frisson la parcourut quand la vision de son frère mort s’imposa dans son esprit. Elle essaya de refouler ses larmes, mais elle en fut incapable et bientôt, son visage entier était trempé de larmes dont certaines se frayaient un chemin dans sa bouche et imposaient leur goût salé à la jeune femme. Son nez commençait à couler, et elle avait beau renifler, rien n’y faisait. Elle dut passer sa manche pour se débarrasser de la morve liquide qui la gênait.

Elle pleura longtemps, sans penser à se soucier du monde alentour. Elle était censée être morte depuis des années dans ce monde, et si quelqu’un venait à la voir, les conséquences seraient sans aucun doute désastreuses. Mais pleurer son frère lui semblait bien plus important. Elle n’avait qu’à se faire passer pour un fantôme si quelqu’un la voyait.

Puis à travers le rideau de larmes, elle parvint à distinguer un nom, terrible, aux côtés de celui de Ludovic sur la stèle. Elle essuya tant bien que mal les larmes restantes, afin de mieux voir.

Erato Mecker.

Le cœur de la sorcière manqua un battement, et elle étouffa un sanglot. Elle avait cru s’être vidée de ses larmes, mais elle avait eu tort. De nouvelles se formaient, indéfiniment, et roulaient le long de ses joues, venaient s’écraser sur la terre, la rendant aussi sombre que sa tristesse, mais elle ne pouvait plus rien contrôler, pas même ses mouvements transformés en spasmes. Elle s’effondra de douleur devant la tombe et, indifférente aux conseils de Mewann quant à ne pas se faire remarquer, hurla. Elle hurla, maudissant le loup, maudissant ce qu’elle était, maudissant le déséquilibre, maudissant son frère, maudissant tout le monde et toute chose en ce monde.

Puis elle se calma enfin, vidée, complètement épuisée. Le silence reprit son règne. Un oiseau s’envola en piaillant. Une voix familière s’éleva.

- Aelis… ?

Reprenant conscience de la réalité et du danger qu’elle courait à rester ainsi immobile dans un monde qui la croyait morte, elle sursauta violemment. Son esprit lui jouait des tours et lui faisait entendre des voix. À moins que…

Elle tourna lentement la tête. Le cri qu’elle voulut pousser resta en travers de sa gorge.

 

Ils s’observèrent pendant de longues secondes où, ni l’un ni l’autre ne pouvaient croire en ce qu’il voyait. Leurs regards autrefois identiques étaient entremêlés, posaient mille questions silencieuses, trahissaient une incompréhension et un désir ardent de savoir.

Le temps s’était arrêté, plus rien n’existait pour la jeune femme que les vieux yeux ridés de son frère. Plus rien n’existait pour l’adulte mature que les yeux délavés par les larmes et la fatigue de sa sœur.

Comment ?

Aucun n’osa parler le premier. Il n’aurait jamais dû la voir ici, Aelis savait qu’elle avait fait une erreur, et n’avait aucune idée de comment la réparer, comment retourner en arrière. Les sorcières ne pouvaient malheureusement pas altérer le cours du temps. Lewyn, quant à lui, était sous le choc. Cette personne devant lui… était-ce vraiment sa sœur, sa jumelle disparue depuis tant d’années ? Elle était encore si jeune, aussi jeune que le jour où elle était partie, alors que sur lui, l’âge commençait à laisser des marques. C’était impossible. Aelis était morte depuis longtemps, elle n’aurait jamais pu vivre sans que personne ne la remarque.

Pourtant, c’était bien elle. Elle avait toujours cet œil caché sous cette frange diagonale, cette robe steampunk, cette montre à gousset qui pendait à cette poche, cette bouche tordue en un rictus indéchiffrable, elle était Aelis, et personne d’autre.

- Aelis ? répéta-t-il, abasourdi.

À l’entente de son nom, la jeune femme sourit légèrement, libérant ainsi toutes les larmes qui avaient menacé de couler, attendant au bord de ses yeux.

Elle avait tant à lui dire, tant à lui expliquer, mais rien ne sortait de sa gorge, elle était incapable de prononcer le moindre mot. Comment expliquer à une personne aussi rationnelle que Lewyn ce qu’elle était, où elle avait été pendant si longtemps ?

- C’est toi ?

Elle hocha la tête, les lèvres pincées pour s’empêcher de pleurer encore plus. Oui… c’était elle.

- Comment ? Non, me dis rien, en fait… Je comprendrais sûrement rien… Je veux juste savoir que tu vas bien.

- Je vais bien, assura-t-elle.

- Mewann est avec toi, c’est ça ?

- Oui. Mais il n’est pas celui que j’ai cru, ne t’en fais pas.

- Tu vas repartir ?

- Il le faut. 

- Tu reviendras ? Pour mon enterrement, tu reviendras pour moi ?

Elle ne répondit pas, et préféra se jeter dans ses bras. Elle n’avait jamais été tactile avec Lewyn, elle ne l’avait jamais pris dans ses bras comme elle avait pu le faire avec Ludovic, mais aujourd’hui, elle en avait ressenti le besoin pressant.

 

Elle ne s’était jamais sentie aussi bien que dans ses bras. Mais le bonheur avait toujours une fin, pour elle.

- Aelis ?

Elle se figea, se souvenant de sa promesse. Correctement. Elle avait promis correctement.

Lewyn se détacha d’elle et observa d’un regard indéchiffrable le loup à la forme humaine en face de lui. Mewann n’en tint pas compte. Il devait ramener Aelis à Maashì.

- Aelis, il faut y aller.

Les larmes aux yeux, la jeune sorcière fit un pas en direction du loup, lança un dernier regard vers son frère, et ils disparurent.

Et voilà, la génération 4 est désormais derrière nous, RIP bien en paix Ludovic... au départ, Aelis devait avoir une conversation plus longue et plus intéressante avec Lewyn, mais comme d'hab, j'ai pas pris de notes, alors je l'ai oublié ce qu'ils se disaient, admirez quelle auteure fantastique je suis !

Et sinon, je suis contente d'avoir envie sorti ce chapitre, parce que j'adore la musique, ça fait deux ans que je m'imagine cette scène à chaque fois que je l'écoute (ouais ça fait deux ans que je m'imagine la mort de Ludovic, jugez pas)

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