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- Dayo, Louise teleo no ! O tele...

- Louise ?

L’enfant ferma la bouche, verrouilla ses lèvres, n’émit plus un son. Avec un peu de chance, elle ne l’avait pas entendue parler.

- Louise, je t’ai entendue, tu sais ?

L’adulte fit irruption dans la chambre de la petite. Ses cheveux bruns étaient relevés en un chignon et un fichu entourait son visage. Elle revenait des champs où elle avait travaillé dur toute la journée sous un soleil de plomb, et elle était rentrée au moment où Louise parlait la langue qu’elle n’avait pas le droit de parler… quelle malchance.

- Tu ne dois pas parler cette langue, tu le sais, Louise… souffla-t-elle en s’accroupissant pour être au niveau de la fillette.

Cette dernière baissa la tête, honteuse. Elle le savait très bien, mais cette langue lui venait si facilement, tellement plus facilement que l’autre, celle que Filla lui avait apprise… Cette langue, elle était ancrée en elle, elle avait tout su la parler, sans qu’on la lui apprenne. C’était sa langue, la langue qu’elle devait utiliser, elle le savait, du haut de ses sept ans.

- Soka…

- Louise… ? insista Filla.

- Désolée… finit par murmurer l’enfant.

Filla se laissa alors tomber au sol, appuya son dos contre le mur, et d’un revers de main, se débarrassa des gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Elle travaillait dur ces temps-ci, beaucoup plus que d’habitude, car la vie était devenue de plus en plus difficile dans le petit village agricole où elle vivait. Et Louise, qui grandissait à vue d’œil, avait toujours besoin de plus de choses, de nouveaux vêtements pour remplacer ceux devenus trop petits, de nouveaux jouets pour s’occuper quand l’adulte partait travailler toute la journée, et bientôt, elle rejoindrait les autres enfants à l’école, et elle avait besoin de tout un tas de fournitures.

Et de préparation.

Filla avait toujours vécu dans ce village. La maison qu’elle et Louise habitaient était celle de ses parents, et de leurs parents avant eux. Tous étaient morts quand elle avait dix-neuf ans, tués par une créature sanguinaire qui massacrait au hasard des mortels, pour se venger du massacre des siens. Filla avait été chanceuse. Le jour de la tuerie, elle était partie faire le voyage jusqu’à la ville, pour vendre les récoltes de la semaine.

Elle avait recueilli Louise un an plus tard. Elle l’avait trouvée, âgée d’à peine quelques mois, dans un couffin rudimentaire, au milieu de ses champs, apparue soudainement par magie. La jeune femme avait alors été réticente à l’idée de s’en approcher. La magie appartenait aux créatures, et les créatures étaient les ennemis des mortels. Ils étaient dangereux. Ce bébé pouvait être dangereux lui aussi.

Puis son éthique l’avait poussée à ne pas laisser cet enfant mourir. Créature ou pas, c’était un nourrisson.

Et Louise s’était révélée être une hybride. La seule chose qu’elle avait en commun avec les créatures était ce langage qu’elle avait commencé à parler vers l’âge d’un an. Sinon, elle n’avait aucune caractéristique. Elle n’avait pas de pouvoirs, pas de peau de couleur étrange, elle ne pouvait pas se transformer en animal, rien. Elle était semblable à une mortelle.

Et surtout, elle n’était pas dangereuse.

Filla avait toujours entendu dire que les créatures l’étaient, depuis leur naissance. Que l’agressivité et la soif de sang étaient en eux depuis leur plus jeune âge, que les sorcières apprenaient à utiliser leurs pouvoirs pour tuer avant même d’apprendre à marcher correctement, que les pùcas, dès leur première transformation en animal, partaient déchirer les gorges des mortels la nuit… Mais Louise était une enfant normal et adorable. Alors Filla avait commencé à douter de tout ce qu’elle savait, de tout ce qu’on lui avait appris. Et si tout n’était que mensonges ? Et si on faisait passer les créatures pour des monstres sanguinaires pour qu’aucun mortel n’ait de remords à les tuer ?

Elle avait élevé Louise comme sa propre fille, pendant sept ans. Et pour la première fois, l’enfant allait aller à l’école. Et elle était loin d’être prête. Elle ne pouvait s’empêcher de parler sa langue, et si jamais elle la parlait pendant les cours, et qu’on l’entendait… ils n’hésiteraient pas à tuer une fillette, ils l’avaient déjà fait.

 

Le matin du premier jour d’école, Filla stressait bien plus que la future élève. Elle avait si peur pour sa fille adoptive. La moindre erreur, et elle pourrait la perdre. Égoïstement, elle aurait voulu la garder avec elle à la maison, mais la petite avait besoin d’éducation. Elle n’avait pas le droit d’être privée de l’apprentissage de l’écriture, de la lecture, du calcul. Filla l’avait été, ses parents l’avaient gardée pour le travail dans les champs, et elle ne souhaitait pas ça pour la petite hybride. Alors elle se contentait d’angoisser.

- Souviens-toi, pas un mot de la langue interdite, d’accord ? lui rappela-t-elle pour la centième fois de la matinée.

- Oui maman ! répondait Louise avec un sourire fier, heureuse de partir découvrir l’école et de peut-être rencontrer d’autres enfants et s’en faire des amis.

Filla n’aimait pas la priver de cette langue que la petite fille aimait tant, mais c’était pour le mieux. Elle l’embrassa sur le front et la laissa partir en direction de l’école, avant de se diriger vers la ville, ou elle avait prévu de passer sur le marché acheter la nourriture nécessaire pour les prochaines semaines.

Il y avait toujours beaucoup de regards en coin et de murmures quand elle arrivait en ville. Depuis que sa famille avait été décimée, beaucoup l’avait accusée d’être de mèche avec les créatures, et d’avoir su que sa famille allait être tuée, et c’était pour cette raison qu’elle était en ville ce jour-là. Ainsi, elle avait pu récupérer la ferme pour elle seule, et garder l’argent. Hypothèse stupide, car une seule personne n’était pas suffisante pour faire tourner cette ferme. Puis quand elle avait fait passer Louise comme sa fille illégitime, les gens l’avaient traitée de tous les noms, et l’accusaient de déshonneur. Les choses étaient compliquées pour la jeune femme, mais pour sa petite protégée, elle faisait face.

- Bonjour Filla… la salua froidement une grosse femme en la toisant.

Autrefois, Sidonie avait été une très grande amie de la famille de Filla. Mais sa tendance à aimer les potins l’avait poussée à croire ce qui se disait sur la jeune femme. Elle l’avait très vite accusée d’avoir tué sa famille et d’avoir fait un pacte avec le pùca coupable de cette atrocité.

- Bonjour…

Elle passa son chemin. Rien ne pouvait faire changer d’avis cette femme, rien.

La journée, comme chaque journée en ville, fut longue et éprouvante. Elle devait se concentrer sur ses pensées, éviter les gens, ignorer leurs remarques, marcher, seulement marcher, et faire ce qu’elle avait à faire, tout en étant détestée des autres. Et puis enfin vint l’heure pour elle de récupérer Louise et c’est avec un sourire qu’elle quitta la place du marché, son panier rempli sous le bras.

- Tu as entendu ? entendit-elle soudainement sur le chemin.

Une femme, visiblement inquiète, jetait des regards derrière elle. Les derniers potins arrivaient, pensa avec aigreur Filla.

- Oui, à l’école, ils ont osé y envoyer leur gamine sorcière… souffla l’autre commère.

Le sang de Filla ne fit qu’un tour. École, gamine, sorcière. Louise…

Son panier tomba lourdement à terre quand elle commença à courir, les fruits et légumes roulèrent doucement en dehors, se mélangèrent à la terre d’où ils venaient, mais elle n’y fit pas attention. Louise était en danger.

Mille scénarios, plus horribles les uns que les autres, traversèrent son esprit tandis qu’elle courrait. Elle avait parlé. Elle avait parlé, elle avait parlé, elle n’avait pas pu s’en empêcher et elle avait parlé.

Dayo, Louise teleo no ! O teleo na ?

Avec ce sourire si innocent, ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait, ne comprenant pas quel était le problème de ces mots. Peut-être l’avaient-ils déjà tuée… Ils n’hésitaient jamais… Même les enfants…

Dayo, Louise teleo no !

Devant l’école, la foule se pressait, chacun essayait de voir ce qu’il se passait. Qu’une famille de sorcières ait osé mettre son enfant parmi les mortels, quelle folie, disait-on. Ils ne comprenaient pas, personne ne le pouvait, elle n’était pas un danger, voulait-elle leur hurler, quitte à se faire démasquer.

Sanglotant, elle se fraya un passage entre les gens agglutinés. Quand elle l’aperçut.

- Louise !

Elle se précipita sur l’enfant, l’enlaça si fort qu’elle ne put bientôt plus respirer. Elle était en vie, en sécurité. Elle n’avait pas parlé, c’était une autre enfant, une autre sorcière, et elle en était injustement heureuse.

- Khanerm ? s’étonna la petite rousse.

Elle n’avait pas compris. Dans une autre classe, il s’était passé quelque chose, on leur avait dit, qu’on avait trouvé une créature, une sorcière, qu’il fallait évacuer l’école le temps qu’on l’élimine, car c’était dangereux, alors elle était sortie avec les autres, sans vraiment comprendre pourquoi. Elle-même était à demie-sorcière, et elle n’était pas dangereuse. Cependant, Filla lui avait toujours dit de ne jamais parler sa langue, la langue des sorcières, était-ce pour cette raison ? Car les autres la pensaient dangereuse ?

- J’ai eu si peur, Louise…

- Pourquoi ?

- Peur qu’ils t’aient trouvée…

- J’ai fait comme tu m’as dit, je n’ai pas parlé ! annonça-t-elle alors, fière d’elle.

- Tant mieux.

Filla la prit de nouveau dans ses bras. Les gens présents la prenaient pour une mère inquiète que la sorcière trouvée n’ait tué tout le monde dans l’école, sans jamais se douter pourquoi Filla était si soulagée.

 

Les années passèrent, et bientôt, Louise devint une jeune femme, mature et responsable. Elle s'était intégrée au monde des mortels, à leur langue, tellement qu'elle ne pensait plus dans sa langue natale mais dans la langue des mortels. Elle n'avait jamais voulu apprendre à connaître la culture de son autre parent, son parent non-mortel. À quoi bon ? À l'école, dans la rue, tout le monde disait qu'enfin, les créatures avaient disparu. On les avait enfin toutes tuées. Louise s'était tournée vers la sécurité, et un avenir plus certain.

Un jour, assoiffée d'aventure et de vie autonome, elle rassembla ses maigres économies, dit au revoir à sa mère d'adoption et partit pour Riverview, où elle acheta un immense terrain vide, où elle fut alors choisie par une voix qui passait par-là.

- Louise ? Louise Vanek ? Tu es là ?

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